En marge de la Biennale Internationale Design Saint-Etienne, rencontre avec Jérôme Delormas (1), commissaire de l’exposition 2036.

 City Eco Lab, Biennale Internationale Design Saint-Etienne 2008. © .CORP

.CORP → Il est probablement important de délimiter certains champs artistiques : voyez-vous des nuances entre « graphisme », « design graphique » et « graphisme d’auteur » ?
JÉRÔME DELORMAS → Entre « graphisme » et « design graphique », non. J’utilise plutôt « design graphique », parce que la vision des anglo-saxons m’intéresse davantage dans la mesure où elle fait un lien explicite entre tous les champs, alors que parler simplement de graphisme ne me semble pas assez lié au design. Le graphisme est une forme de design comme les autres, donc, à ce titre, je préfère « design graphique ». Quant à « graphisme d’auteur », je n’aime pas trop cette notion même si, justement, le parti pris de l’exposition est de dire que le designer graphique est un auteur. C’est un des arguments qui sous-tend l’exposition. Cependant, en faire une catégorie ne serait pas juste parce que cela supposerait qu’un designer graphique qui ne ferait pas du graphisme d’auteur ne serait pas auteur. Ce qui n’est pas le cas. J’ai un profond respect aussi pour les designers graphiques qui font un travail de prestataire, mais qui le font bien. Il y a une intelligence dans la résolution de problèmes qui me semble intéressante. C’est plutôt une attitude et un positionnement qui se veut ouvert et qui est englobant.

→ Au regard de la Biennale Internationale Design 2008 de Saint-Étienne, on se rend compte qu’une exposition n’est pas seulement une manière de réunir des travaux. Qu’apporte alors l’exposition par rapport à une publication, un panneau d’affichage, un site Internet, etc. ?
L’exposition apporte une relation sensible à l’espace et à ce qui est donné à voir, qui ne peut pas exister ou qui existe différemment dans les autres formes. Cela pose la question du corps par rapport à ce que l’on regarde. Il me semble que le public, comme moi, est souvent insatisfait par les expositions. Pour des raisons de confort, à certains moments, nous passons vite et nous ne voyons plus les choses. Dans l’histoire récente de la muséographie, il y a très peu d’expositions ou de musées qui ont vraiment pris en compte la question du temps, du temps de l’œuvre. Pourtant, c’est devenu quelque chose de fondamental, notamment avec l’art vidéo. Cela pose aussi la question de la collection de la vidéo. De la collection, donc de sa monstration. Quand on a une collection, comment la montre-t-on ? Quand ? Pourquoi ? Pour qui ? Dans les musées, même si les œuvres sont correctement présentées formellement, les conditions ne sont pas forcément bonnes et adaptées à une mise en condition du corps du public, qui va rester et va prendre le temps de voir l’œuvre.

→ On remarque aujourd’hui une tendance à exposer le processus d’élaboration et de recherche artistique. Est-il important de rendre compte du processus ?
Le processus ne m’intéresse que si le projet le justifie ou le nécessite. Montrer le processus comme une fin en soi ne m’intéresse pas du tout. En revanche, on a eu ici, à la biennale de Saint-Étienne, un très bel exemple : City Eco Lab. Je ne sais pas comment le qualifier, peut-être un vaste atelier. Il ne s’agit pas de montrer le processus d’une œuvre ou de quelque chose qui sera un jour terminé. Ce n’est que du process. Donc il n’y a plus ce rapport de processus à finalisation, et c’est dans ce sens que cela m’intéresse vraiment. Je trouve cette expérience formidable.

→ Comment pourrait-on définir le design expérimental ? Est-ce le processus que l’on expose plus particulièrement dans le design expérimental ? Et est-ce que le design qui s’expose est d’abord le design expérimental ?
Je crois qu’il faudrait revisiter le mot « expérimental ». De la manière dont vous l’énoncez, c’est plutôt « l’expérimental » au sens de « laboratoire », dans le sens de quelque chose qui est en travail de façon close, avant d’être rendu public. Il y a, par exemple, une expérimentation dans le rapport au public, dans la manière dont on gère le rapport au public, dont le corps du public est positionné. Je me suis occupé d’une des Nuits Blanches, en 2007, avec Jean-Marie Songy. Pour nous, ces questions ont été une obsession. On s’est dit : on a un espace public qui est une ville, d’une certaine manière on nous a donné les clés de cette ville ; on a un temps, c’est une nuit, douze heures ; et on a un public qui s’annonce forcément énorme, c’est-à-dire entre un million et demi et deux millions de personnes dans les rues de Paris. Ce sont trois choses, trois dimensions, qui ont été pour nous et pour les artistes avec qui nous avons travaillé, l’objet d’expérimentations. Que fait-on à partir des données réelles de temps, d’espace, de flux comme matériaux d’expérimentations ? Que peut-on inventer avec cela ? Même si cela paraît simple à dire, ce n’est pas si évident. Il y a des gens, par exemple, qui ont dit : « oui, mais en fait cette Nuit Blanche, ce n’était pas de l’art contemporain », sous-entendant et disant même que l’art contemporain, c’est des artistes exposant généralement dans les centres d’art ou les musées. Finalement, l’espace public deviendrait un musée ou un centre d’art et il s’agirait de transposer la logique, une logique d’exposition en White Cube à l’espace public. Or, je conteste cela parce que la nature même de l’espace, de sa composition, de son usage, n’a tellement rien à voir que l’on ne peut absolument pas penser les choses ainsi.

→ Y a-t-il une différence fondamentale entre exposer de l’art et exposer du design ?
→ C’est la question de l’œuvre et du document, sachant que le document peut aussi devenir œuvre. Mais si on ne prend pas ce prisme d’analyse, je ne mets pas de différence fondamentale, parce que ce sont des pratiques de création. Dans les modalités d’exposition, je n’ai pas la prétention d’avoir une réponse précise et ferme. En tout cas, je peux dire que ce que je cherche et ce que j’essaie d’expérimenter avec les designers ou les artistes, c’est justement l’espace d’exposition, la mise en espace d’un propos, le déploiement d’un propos. À la Ferme du Buisson, je dirigeais un centre d’art contemporain où j’invitais des créateurs et des artistes qui n’étaient pas encore repérés par le circuit de l’art contemporain, notamment par les galeries ou le marché de l’art. J’invitais des designers graphiques, des gens qui viennent du multimédia, etc. J’ai remarqué que les designers, ou les personnes relevant plutôt des arts appliqués, attendent beaucoup d’un projet dans un centre d’art parce que cela donne une sorte de légitimité. Ce n’est pas une critique, mais là, on est dans le nominalisme : c’est vraiment l’étiquette, le lieu et sa qualification sociale, le fait qu’il soit un centre d’art et qu’il soit reconnu comme centre d’art, qui connote et qui donne du sens. En travaillant avec ces gens-là, je faisais le chemin exactement inverse, c’est-à-dire que je voulais mettre un coup de pied dans le label, dans le côté figé et sclérosé de l’institution qui, finalement, à force d’être labélisante, finit par ne plus rouler que pour elle-même, que pour sa capacité à qualifier d’autres choses. Donc, il était intéressant de travailler avec des gens qui venaient d’ailleurs que des circuits consacrés et consacrants. Mais le hiatus était que ces personnes qui contribuaient à la désacralisation, pouvaient attendre parfois de la sacralisation. Finalement, le projet à la Ferme du Buisson a pris son sens entre ces deux choses-là, comme une sorte de compromis et petit à petit, les deux logiques se sont reconnues mutuellement.

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Système de cartographie pour la communication 2007 du lux° Scène nationale (Valence). © Helmo – 2007


Pour continuer sur l’idée de l’institution qui labélise, ou alors que vous voulez désacraliser, y a-t-il des productions qui auraient plus de légitimités que d’autres à être exposées, et pouvez-vous évoquer le travail de La Bonne Merveille (2) et du rapport qu’il a entretenu avec le médium de l’exposition ?
En ce qui concerne La Bonne Merveille, l’exposition au sens littéral, au sens vraiment propre, était dans la fonction. C’est-à-dire que la fonction même de communication est devenue l’exposition, mais on ne l’a pas exposée comme une œuvre. C’est toute la complexité, et, en même temps, c’est tout ce qui est intéressant. Au niveau institutionnel, par exemple, dans le budget que vote le conseil d’administration d’un centre culturel ou d’une scène nationale comme le lux°, vous avez une partie communication, une partie résidence d’artiste, etc. Au contraire, chaque année, j’ai considéré l’identité du lux° comme une résidence d’artiste, comme une expérimentation aussi. En l’occurrence, La Bonne Merveille, c’était une résidence. Cela m’a valu des remarques, j’ai même dû me justifier et argumenter jusqu’au niveau de la comptabilité. On vous demande la qualification de l’artiste : « graphiste », « mais un graphiste fait de la communication », donc « monsieur ce n’est pas de l’art, c’est de la communication ». Cela va très loin, la machine technocratique, la machine institutionnelle prédispose les choses. On est dans une forme d’exposition, mais qui utilise d’autres biais. C’est tout un travail éminemment artistique et extrêmement poétique de La Bonne Merveille, qui a existé justement parce que c’était de la communication. Cette idée de la cartographie – le fait que l’on reconstitue la carte, réellement et métaphoriquement puisque la carte représente une programmation, un projet artistique – nécessite une diffusion, nécessite que l’on ait accès aux morceaux de cartes, donc que l’on fréquente le lieu. C’est de la communication, c’est de l’interface, c’est ce qui fait que les gens viendront ou non. Je voudrais citer un autre exemple. Au lux° j’ai animé un séminaire à l’école d’art de Valence, qui s’intitulait Exposer le design graphique, et qui posait la question suivante : « comment exposer l’inexposable ? ». Je suis quelqu’un qui expose le design graphique, tout en étant le premier à dire qu’il est inexposable en tant que tel, et au sens où on l’entend de façon traditionnelle. Mais j’essaie de l’entendre autrement. Après un travail avec les étudiants de Valence, on a cherché à sélectionner une équipe, un studio avec lequel on avait envie de travailler. On a finalement choisi l’atelier deValence. Ce n’est pas tout à fait un hasard : s’il y a un studio qui refuse l’exposition, c’est bien eux. On ne pouvait pas tomber mieux, ou pire, je ne sais pas, selon la façon dont on voit les choses. Mais nous l’avons fait consciemment. Nous les avons invités dans le cadre d’une exposition. Leur idée a été de délocaliser leur studio, leur atelier. Le lux° est devenu leur lieu de travail. Ils ont donc apporté leurs ordinateurs, et tout leur matériel, et sont venus s’installer dans une salle d’exposition. Ils ne se sont pas exposés comme œuvre d’art, mais ils ont travaillé là, tout simplement, en accueillant, au gré des demandes, au gré des visites et des possibilités, des gens curieux qui voulaient en savoir plus. Tout cela était quand même mis en scène : il y avait une installation, un petit salon avec une bibliothèque où tous leurs livres étaient exposés – c’est un atelier qui travaille essentiellement sur le livre – exposés mais manipulables, lisibles. Pendant cette résidence, ce temps d’exposition, deValence a crée la revue Marie-Louise. Une revue est une forme d’exposition. Dans ce cas, on arrive à une conception de l’exposition plutôt au sens où on s’expose, on s’expose à un risque, on se met en danger.

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Exposition/résidence de l’atelier deValence au lux° Scène nationale (Valence). © deValence – 2006

→ Les musées et les galeries restent-ils les seuls lieux légitimes d’exposition ? Pourquoi une partie de l’exposition 2036 (3) se retrouve-t-elle, par exemple, à l’extérieur du lieu d’exposition ? Est-ce une manière de dissimuler l’exposition ?
Ce n’est pas une critique explicite, c’est une position de la part d’H5 en l’occurrence. Ils l’ont proposé, et je suis allé dans leur sens. Ce n’était pas conscient. La donnée principale était : « nous sommes en 2036 ». L’ensemble de l’exposition était prévue dans des containers mais ce n’est pas crédible qu’un container reste à l’intérieur d’un bâtiment pendant vingt-huit ans. Le container de H5 est dehors, un peu défoncé, sale, abandonné depuis longtemps. Dans l’espace public, il est devenu un support d’affichage. Sur un tel support, on trouve généralement toujours des affiches et de l’expression libre – ou moins libre peu importe – mais en tout cas de l’expression graphique. Donc H5 s’est dit « créons vingt-huit ans de design graphique, vingt-huit ans d’affiches, parce que depuis que ce container est là, il a été couvert et recouvert ». Cela renforce la question de l’espace public comme lieu d’exposition réel, comme lieu d’expression. C’est une question qui revient très fortement. Cela rejoint les cultures urbaines, et nous fait sortir du design exclusif. On va du côté de la musique, des cultures de la glisse, du skate, du hip-hop, du tag, du graffiti. C’est l’appropriation de l’espace public, non pas par les sociétés privées, mais par la population. Les gens qui n’ont pas de lieu d’expression vont là où, à priori, c’est à tout le monde. Le problème est que l’on voit bien justement que notre espace public est de moins en moins public, et qu’il est extrêmement encadré, codifié, contrôlé. C’est en cela qu’il est intéressant. Cet espace, je l’entends aussi sur Internet. C’est l’espace public, réel et virtuel.

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Containers de H5, exposition 2036, Biennale Internationale Design Saint-étienne 2008. © Sandra Schmalz / H5

→ Est-ce que le problème des expositions de design se situe dans la scénographie ?
Oui, absolument. À la Gaîté Lyrique, par exemple, les dispositifs scénographiques seront très importants. C’est justement un lieu qui doit faire bouger les frontières du White Cube. Le dispositif, les conditions de l’œuvre font partie de l’œuvre, et sont aussi importants. La scénographie fait partie intégrante de l’œuvre, c’est fondamental. Ainsi, quand Buren décroche un tableau dans un musée, il met ses rayures autour de la place qu’occupe le cadre. Ce travail montre que l’œuvre dans son cadre est certes importante, mais elle n’est œuvre qu’à travers le contexte d’exposition. On en revient à la problématique de l’art pur, qui n’existerait que par lui-même : ce n’est pas possible. C’est une question intéressante et historique, qui prouve bien qu’aujourd’hui, on n’expose plus l’art comme au dix-neuvième siècle, où l’œuvre était effectivement dans le cadre.

→ L’exposition est-elle un médium ?
Pour caricaturer, il y aurait deux courants de pensée, à la fois opposés et extrêmes. Certaines personnes considèrent que l’exposition est un langage à part entière et donc que le commissaire est aussi important que les artistes. L’autre extrême dirait que le commissaire et l’exposition doit être un ensemble aussi neutre que possible. J’ai du mal à me positionner. Je serais plutôt dans une attitude de non choix, parce qu’il n’y a pas à choisir. Il n’y a pas l’un ou l’autre, les deux peuvent coexister. Par exemple, pour l’aspect commissaire-auteur, le grand modèle est Harald Szeemann. C’est Le grand commissaire de l’histoire récente qui a montré que l’on pouvait « écrire », « raconter quelque chose », « présenter des thèses », et que seul le commissaire pouvait exposer, et utiliser ce langage de cette manière. De même, Jean-Hubert Martin travaille beaucoup, dans ses expositions, sur la notion de cabinet de curiosités. Il y a une forme d’exposition relevant d’une subjectivité totale, qui est toute autre que l’approche scientifique d’un musée, où il y a forcément une part pédagogique, suscitant une sorte de norme de présentation, de chronologie, ou autres. Cette première forme est une notion totalement subjective, qui fait que l’on raconte sa propre histoire au travers des œuvres, au travers de l’exposition. Jean-Hubert Martin développe, en quelque sorte, des méta-cabinets de curiosités, afin de relier différents cabinets entre eux et de créer du discours et du plaisir subjectif autour de cela. Cependant, même une exposition ultra neutre n’est pas tout à fait neutre. La neutralité dans une exposition n’existe pas. Créer une exposition soi-disant neutre, avec des murs blancs, par exemple, renvoie peut-être à la modernité.

→ Y a-t-il une exposition qui a retenu votre attention récemment ?
→ City Eco Lab. J’aime beaucoup cette façon de faire, peut-être parce que ce n’est pas une exposition. J’aime que l’on remette en cause les choses, toujours. Un autre exemple : ExperimentaDesign, qui a eu lieu alternativement à Lisbonne et à Amsterdam, se situait beaucoup dans l’espace public. J’ai aimé cette exposition pour de nombreuses raisons, qui seraient très longues à expliquer…

 

(1) Jérôme Delormas est directeur de la Gaîté Lyrique, espace de création dédié aux musiques contemporaines et aux arts numériques, à Paris, après avoir été directeur du Lux° Scène Nationale de Valence et du centre d’art la Ferme du Buisson, à Marne-la-Vallée.
(2) La Bonne Merveille (devenue maintenant Helmo et Tburo) est un collectif de trois graphistes. En 2007, ils sont en résidence au lux° de Valence, pour créer la communication de cette scène nationale.
(3) Garth Walker, le collectif H5 et Detanico & Lain, artistes de culture très différente, étaient invités à concevoir l’identité de la Biennale Internationale Design Saint-Étienne pour 2036 (année calendaire jumelle de 2008).

.CORP
Article paru dans Azimuts 32, Cité du design éditions, 2009

Première photo : City Eco Lab, Biennale Internationale Design Saint-Etienne 2008. © .CORP