Désorceler la finance

Laboratoire sauvage de recherches expérimentales

2017

Comment représenter la finance ? Comment rendre visible l’invisible ? Comment rendre lisible et palpable la complexité économique pour des non-expert.e.s ? Telles sont les questions que je me pose à propos des visualisations de données et telles sont les problématiques qui traversent la recherche du laboratoire sauvage de recherches expérimentales Désorceler la finance. Ce laboratoire, à géométrie variable, implanté à Bruxelles, use de la sorcellerie comme méthode de lecture, d’action et de réappropriation des enjeux financiers.

Finance, art et sorcellerie

(extrait d’un texte collectif)

 

Nous sommes, tout entier, pris dans la mythologie (1) du capitalisme financier qui construit notre regard, conditionne nos pensées et détermine nos gestes. « Le mythe est une parole dépolitisée » (2) écrit Barthes, une parole dont la fonction est « d’évacuer le réel » contre laquelle la seule parole qui reste politique est celle qui « transforme le réel » plutôt que de « le conserver en image ». Le laboratoire Désorceler la finance perçoit dans la sorcellerie, le potentiel de transformation du réel par la parole. Mais bien au-delà des seuls mots, l’emprise sorcière (3) que décrivent notamment Isabelle Stengers et Philippe Pignarre dans La sorcellerie capitaliste, opère sur les capacités d’agir, c’est-à-dire sur les corps et les esprits. C’est ainsi que le terme « désorceler » utilisé par l’anthropologue Jeanne Favret-Saada (4) devient le mot d’ordre de notre recherche. « Désorceler » est entendu comme une manière de retourner le maléfice à l’envoyeur, de lui renvoyer l’envers de ses pouvoirs pour contribuer à se libérer de son emprise et nous redonner une capacité d’agir, un pouvoir de faire. En tant qu’artistes, notre objectif premier n’est pas de produire des alternatives mais de contribuer à l’émergence des conditions d’existence de ces alternatives. Le langage sorcier devient alors artistique et politique et intègre parfaitement la définition que Starhawk fait de la magie comme « art de changer la conscience à volonté » ajoutant qu’en cela elle « inclut la politique » (5).

La sorcellerie, que nous utilisons comme méthode de recherche, ne renvoie pas aux pratiques lointaines, tribales ou exotiques telles que les fantasmes occidentaux peuvent les percevoir. C’est la sorcellerie locale, contemporaine ou historiquement reliée à l’Europe qui nous nourrit. Notre corpus s’étend des études de Favret-Saada sur le bocage normand aux éco-féministes américaines en passant par les traités de magie de Giordano Bruno.

Dans La sorcellerie capitaliste, Stengers et Pignarre se demandent comment « (re)créer du politique là où ne semblent plus se poser que des questions techniques sous le signe du “il faut bien” ». Contre le danger de la résignation, l’art, le design, la littérature, le spectacle vivant peuvent rendre visible l’invisible, faire émerger des zones de tension et déplacer les points de vue par l’expérience sensible d’un récit détourné, renversé, infiltré, décomposé puis recomposé. De la même manière qu’ils s’opposent à la dénonciation comme seul moyen d’action, nous allons chercher dans les outils, les méthodes, les formats de l’art pour proposer de nouveaux modes d’apparition des questions économiques et sociales. Cela signifie également que nous nous positionnons comme non-experts et que nous nous adressons à des non-experts. Dans un contexte de crises économiques et financières à répétition aux effets délétères, nous soutenons qu’il est urgent de se réapproprier, de rendre poreux les enjeux liés au fonctionnement de la société dans laquelle nous vivons. Laisser les questions économiques dans les seules mains des experts n’est plus envisageable. Le temps est venu de nous libérer de l’asservissement des chiffres, des taux d’intérêts, de l’argent et des enveloppes budgétaires pour déployer la puissance de nos imaginaires et créer un espace, un vide, un silence pour faire émerger d’autres manières de faire société.

 

(1) LAURENT Éloi, Nos mythologies économiques, les liens qui libèrent, 2016
(2) BARTHES Roland, Mythologies, Editions du Seuil, 1970
(3) STENGERS Isabelle et PIGNARRE Philippe, La sorcellerie capitaliste, Pratiques de désenvoûtement, La découverte, 2007
(4) FAVRET- SAADA Jeanne, Désorceler, éditions de L’olivier, 2009
(5) STARHAWK, Rêver l’obscur – femmes, magie et politique, éditions Cambourakis, 2015